Je m’appelle Jeanne M. je suis née sous Napoléon III en 1868 à Paris. J’ai quitté ce monde en 1956 , 88 ans c’est bien long.
Mon enfance et ma jeunesse se sont écoulées au sein d’une famille aimante et nombreuse, entourée de fréres et sœurs sur qui j’ai pu m’appuyer tout au long de ma vie. Des oncles, tantes et cousins à s’y perdre tant il y en a.
Enfance choyée, éducation stricte, ma famille est protestante, nous vivons tous notre foi au quotidien. Les oncles pasteurs y veillent.
J’ai la grande chance de vivre dans un milieu aisé où les études tiennent une grande place, surtout pour les garçons. Suis-je une jolie fillette? on ne me l'a jamais dit, mais je sais trés bien me moquer des travers des uns et des autres, c'est "une marque de fabrique" chez nous et elle perdure au fil des générations.
Aînée de 8 enfants, précepteurs et gouvernantes ont parfois bien du mal à canaliser notre joie de vivre. Les valeurs essentielles nous sont enseignées à toutes occasions et gare à celui qui ne finira pas son assiette il se la verra resservir à chaque repas jusqu’à ce qu’elle soit vide.
La guerre de 1870 nous a permis de goûter à des mets « délicieux » tels que chats et rats, depuis cette époque douloureuse j’ai toujours mangé de bon appétit quoique l’on me présente dans mon assiette.
Nombre de drames ont ponctués ma longue vie, mon enfance et ma jeunesse heureuses m’ont aidé à supporter de grands chagrins. Durant ces sombres journées de guere papa revenait de l'hôpital recouvert de sang, il avait opéré de longues heures et son visage portait les marques de fatigues et de tristesse.
De là où je suis je constate avec joie que ma descendance entretient toujours le souvenir vivace de ma famille, je ne comprends pas du tout cette nouvelle manière d’écrire, moi qui ai tant écrit à l’encre violette à ma fille et mon fils, mais j’entrevois bien la finalité de ce qu’entreprend à ce jour mon arrière petite-fille. Laisser une trace à sa descendance, matérialiser des anecdotes en remplaçant l’oral par l’écrit. Pour eux je vais remuer des souvenirs plus souvent douloureux que joyeux, mais aussi des petits riens qui ont fait ma vie.
J’ai assisté aux funérailles nationales de Victor Hugo en 1885, ce jour là le Paris du baron Haussmann était tout drapé de noir et les rues recouvertes de paille pour amortir le bruit des voitures à cheval.
Un soir d’été mes fréres et moi sommes partis en vélo sur la place de l’Etoile nouvellement inaugurée par Napoléon III, ces chenapans se sont cachés et m’ont laissé seule au milieu d’une circulation infernale, des claquements de fouets des cochers, imaginez la frayeur d’une fillette à cette époque, ce fut presque l’aventure de ma vie, je m’en souviens d’ailleurs comme si c’était hier.