Ce moulin me rappelle certains étés de mon enfance.
J’ai 7 ou 8 ans, le pensionnat dans lequel papa travaille ne ferme pas, certains enfants y passent une grande partie de leur jeunesse, de 6 à 18 ans, l’été est un moment difficile car certains sont partis rejoindre leur famille pour 4 semaines, ceux de l’assistance publique ont retrouvés leur famille d’accueil, les plus mal lotis sont restés à l’institut, se regroupant autour des éducateurs en profitant d’un relachement de la discipline.
Le directeur est lui aussi parti en vacances laissant la place à un ami, Monsieur O, moins rigide et d’un abord plus facile pour tout le monde, il s’adressait à moi sans me donner du « Mademoiselle » par exemple, il m’intriguait beaucoup car Pomponette m’avait dit qu’il connaissait la langue des signes. L’été donc il quittait Asnières et les enfants sourds pour passer un mois en pleine nature avec des enfants catalogués caractériels.
C’est Monsieur O qui chaque année organisait la journée picnic au moulin, et ça c’était une grande affaire à préparer. La calèche pleine à ras bord de victuailles, c’est depuis cette époque que j’aime la salade de pomme de terre, les bidons d’eau, les grandes panières remplies de gros pain déjà en tranche, la viande froide qui attirait les mouches, mais surtout il fallait préparer les jambes, 10 kilomètres à pieds, une grande côte, mais pas question pour moi de monter dans la calèche, j’ai de petites jambes mais marche comme les grands, le soleil tape, mouchoirs noués sur la tête le convoi s’ébranle, soixante garçons de tous âges, les éducateurs, le directeur, les chefs d’atelier, papa et sa voix de stentor et une seule fille, moi. Inutile de dire que je suis vénérée, adulée par tout le monde. Epée en bois au côté, la poche pleine de hannetons, je n’ai qu’une envie, que l’on arrive vite au moulin pour faire des barrages, jouer aux cow-boys et aux indiens, donner à boire au cheval et surtout s’asseoir dans l’herbe et poser l’assiette en inox sur un petit trépied fait de branches, j’ai toujours été subjuguée par l’ingéniosité des ces enfants, certes la guerre les avait mis à bonne école pour la débrouillardise et les voir détricoter leur pull quand ils avaient besoin de ficelle m’a toujours semblé le comble du savoir faire.
Les moustiques se régalent de chair fraîche, le personnel d’encadrement se détend, nous nous dispersons dans les bois, pas de crainte, je sais que mine de rien tout le monde a un œil sur moi, l’eau est froide, quelques uns font semblant d’y tomber et l’heure du retour approche, il faut atteler le cheval et là je vais monter à côté du cocher et dormir jusqu’à la maison. Pomponette va me récupérer sale comme un peigne les nattes défaites,mais quelle belle journée.